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Les temps de crise, une aubaine pour les philosophes

𝐷𝑒𝑝𝑢𝑖𝑠 𝑑𝑒𝑠 𝑠𝑖𝑒̀𝑐𝑙𝑒𝑠, 𝑡𝑒𝑚𝑝𝑠 𝑑𝑒 𝑐𝑟𝑖𝑠𝑒 𝑒𝑡 𝑝𝑟𝑜𝑠𝑝𝑒́𝑟𝑖𝑡𝑒́ 𝑑𝑒 𝑙𝑎 𝑝𝑒𝑛𝑠𝑒́𝑒 𝑝ℎ𝑖𝑙𝑜𝑠𝑜𝑝ℎ𝑖𝑞𝑢𝑒 𝑣𝑜𝑛𝑡 𝑑𝑒 𝑝𝑎𝑖𝑟. 𝐴𝑢𝑗𝑜𝑢𝑟𝑑'ℎ𝑢𝑖 𝑐𝑒𝑡𝑡𝑒 𝑟𝑒̀𝑔𝑙𝑒 𝑠𝑒 𝑐𝑜𝑛𝑓𝑖𝑟𝑚𝑒, 𝑚𝑒̂𝑚𝑒 𝑠𝑖 𝑙𝑎 𝑑𝑖𝑓𝑓𝑢𝑠𝑖𝑜𝑛 𝑑𝑒 𝑙𝑎 𝑝𝑒𝑛𝑠𝑒́𝑒 𝑝𝑎𝑟 𝑙𝑒𝑠 𝑟𝑒́𝑠𝑒𝑎𝑢𝑥 𝑛𝑢𝑚𝑒́𝑟𝑖𝑞𝑢𝑒𝑠 𝑙'𝑎 𝑠𝑒𝑛𝑠𝑖𝑏𝑙𝑒𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑑𝑒́𝑓𝑖𝑔𝑢𝑟𝑒́𝑒.

Silence assourdissant dans la rue. Ambiance tumultueuse sur la toile. En ces temps de confinement, le contraste entre les deux sphères atteint son comble. Alors que l'espace public est déserté, les réseaux sociaux, eux, sont saturés de contenus: vidéos, commentaires, tribunes, billets, concerts en live, etc., circulent à toute vitesse.

Parmi la foule des contributeurs, les philosophes se montrent des plus prodigues. Une myriade de textes et d'initiatives voient le jour depuis le début de la crise: les maisons d'édition lancent des collections et formats de circonstance (Gallimard, par exemple, lance les «tracts de crise» avec trois publications quotidiennes en accès libre); la revue mensuelle Philosophie magazine publie désormais quotidiennement des entretiens-fleuves avec des philosophes; les quotidiens font appel aux philosophes de leur cercle pour leur proposer l'espace d'une tribune dans leurs colonnes. On peut en effet déjà lire les textes et voir les contributions des philosophes les mieux dotés en capital symbolique, tels que Slavoj Žižek, Jean-Luc Nancy ou encore Régis Debray. Entre certains d'entre eux, les premières controverses interprétatives quant à la crise sanitaire ont déjà éclaté.

À bien des égards, il n'est rien d'étonnant dans cette profusion de réflexions émises par des philosophes. Depuis des siècles, en temps de crise et de catastrophe, la philosophie affiche un tonus insolent. Jamais la pensée ne se porte si bien que par les temps agités. Il suffit de rappeler que Platon fut le contemporain et le témoin d'une crise politique majeure –ponctuée par la crise sanitaire de la peste d'Athènes (430-426 avant notre ère)–, celle de la guerre du Péloponnèse, et plus généralement celle de la décadence de la Grèce antique, où une kyrielle de minuscules cités-Etats s'entretuaient dans des guerres fratricides.

Nul doute que sans ce contexte de crise politique –auquel il faut ajouter le traumatisme qu'il a subi à la suite de l'exécution de son maître Socrate– Platon n'aurait certainement pas entrepris l'acte de philosopher. À cet exemple antique, on pourrait en ajouter un autre, moderne. La naissance de la philosophie moderne, disons de Descartes à Emmanuel Kant, en passant par Nicolas Malebranche, David Hume et autres, trouve son origine dans «la crise pyrrhonienne [du scepticisme, ndlr], née elle-même de la crise de l'autorité spirituelle ouverte par la Réforme», rappelle justement Frédéric Brahami dans sa préface du monumental Histoire du scepticisme de Richard Popkin. En effet, on peut lire l'œuvre de Descartes, père de la philosophie moderne, comme une réponse à la crise sceptique autour du critère de vérité.

L'éclatement d'un dysfonctionnement au grand jour appelle à remettre en question l'édifice social et politique, à interroger la morale et l'éthique. Pour différents qu'ils soient, ces exemples, au même titre que la crise sanitaire que nous traversons actuellement, témoignent d'une indéniable tension entre crise et pensée, la première stimulant la seconde, lui offrant un cadre fertile pour exercer sa faculté. Le philosophe François Châtelet avait ces mots justes pour dire qu'une période de crise aurait cette capacité «d'incliner la pensée à porter témoignage, à jeter un regard rétrospectif et critique sur les grandeurs et les faiblesses du passé et à dévoiler les raisons de celles-ci et de celles-là». Il est vrai, en effet, qu'une crise est avant tout l'expression d'un dysfonctionnement –politique, social, ou théologique, en fonction des interprétations– qui mine l'organisation sociale. L'éclatement de ce dysfonctionnement au grand jour appelle à réfléchir, à remettre en question l'édifice social et politique, à interroger la morale et l'éthique, et, ce faisant, à suggérer des voies pour en sortir.

La fécondité des philosophes en ces périodes de crise peut s'expliquer aussi par le fait que, contrairement aux politiques, pris dans l'urgence de la situation et appelés à sauver la cohésion sociale en cherchant à faire consensus –en France, cela prend la forme de l'Unité nationale et la mobilisation du registre martial pour se ranger derrière le chef de guerre–, les philosophes pensent l'événement en s'efforçant de s'affranchir des injonctions du réel et des règles de bienséance sociales. Pour reformuler l'idée dans les mots de Nietzsche, les philosophes s'octroient le privilège de penser la crise par-delà bien et mal.

Mais la crise actuelle s'inscrit dans un cadre techniquement inédit. Les outils numériques, aussi bien que l'accélération de la circulation de l'information qui en découle, offrent aux philosophes contemporains des moyens dont étaient dépourvus leurs aïeux, leur donnant ainsi la possibilité –pour le meilleur et pour le pire– de diffuser leurs idées à une vitesse sans commune mesure. Dans ce contexte, la philosophie peut se voir violemment malmenée par celles et ceux qui sont censé·es l'incarner.

Le philosophe Giorgio Agamben nous offre la démonstration la plus désolante. Pourtant philosophe de renommée internationale et l'un des plus légitimes héritiers de Michel Foucault, l'auteur de Homo sacer s'est lancé dès le 26 février dans des hypothèses autant hardies qu'hasardeuses. L'épidémie n'étant alors qu'à ses prémices, ne permettant donc pas d'avancer des hypothèses solidement établies, il parlait d'une «supposée épidémie», inventée, selon lui, pour justifier «l'état d'exception comme paradigme normal de gouvernement». Heureusement que nombre de ses pairs l'ont rappelé à la raison (voir par exemple la réponse de Jean-Luc Nancy). Giorgio Agamben lui-même a profité d'un entretien au journal Le Monde pour amender son propos initial.

Face à cette polémique, certes épiphénoménale mais ô combien éloquente, et dont la position de Giorgio Agamben n'est que l'expression flagrante, on songe à la leçon du philosophe-roi, Platon: celui-ci établissait un lien négatif entre urgence et pensée, et un autre positif entre temps (long) et pensée. Il se méfiait des débats qui avaient lieu à l'agora, tenus dans l'urgence à ses yeux, et encourageait, au contraire, la démarche de prendre son temps avant de philosopher. La philosophie, selon sa conception, est consubstantielle au temps long. Un préceptequi, plus deux millénaires plus tard, trouve aujourd'hui une résonance édifiante.

Nidal Taibi *

*𝑗𝑜𝑢𝑟𝑛𝑎𝑙𝑖𝑠𝑡𝑒, 𝑒𝑠𝑠𝑎𝑦𝑖𝑠𝑡𝑒 (𝑎𝑟𝑡𝑖𝑐𝑙𝑒 𝑝𝑢𝑏𝑙𝑖𝑒́ 𝑠𝑢𝑟 𝑆𝑙𝑎𝑡𝑒 𝑙𝑒 14 𝐴𝑣𝑟𝑖𝑙 2020)

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